« VIETNAM » SUR ARTE
Combattants des deux camps, pacifistes… En confrontant les paroles des ennemis d’hier, la série documentaire “Vietnam”, dont la diffusion commence ce mardi sur Arte, offre un éclairage inédit sur un conflit qui n’a jamais cessé de fracturer les Etats-Unis.
“Nous avons le sentiment que la situation actuelle aux Etats-Unis remonte au Vietnam.” Ken Burns et Lynn Novick, réalisateurs du documentaire.
Pendant une vingtaine d’années, le Vietnam mobilisa, à des degrés divers, l’armée américaine, chargée par les présidents successifs de protéger le Sud du pays face au Nord communiste, en vertu de la stratégie de l’endiguement : si le Sud-Vietnam tombait, c’était, à en croire Washington, toute l’Asie qui serait bientôt sous l’influence de l’URSS. Tel ne fut pas le cas, mais la société américaine ressortit de la guerre plus divisée que jamais. « Avec Lynn [Lynn Novick, coréalisatrice du documentaire, ndlr], nous pensons que la guerre du Vietnam est l’événement le plus important de l’histoire américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, détaille le réalisateur, rencontré le lendemain à Beverly Hills. Les Américains sont aujourd’hui désespérés. A bien des égards, nous avons le sentiment que la situation actuelle aux Etats-Unis remonte au Vietnam. Si nous parvenons à regarder en face ce qui a eu lieu hier, nous pourrons peut-être soigner les blessures du passé, mais aussi celles d’aujourd’hui, avant qu’elles ne se révèlent fatales. »
Dans sa bouche, le propos est tout sauf anodin. Figure connue et reconnue du documentaire de l’autre côté de l’Atlantique (outre deux nominations aux Oscars, il a eu droit à une apparition dans les Simpson), Ken Burns, 64 ans, explore depuis trois décennies l’histoire de son pays à travers sa culture (Baseball, 1994 ; Jazz, 2001), ses grandes figures (Thomas Jefferson, 1997 ; Jackie Robinson, 2016) et ses épisodes fondateurs (The Civil War, 1990 ; Prohibition, 2011). En 2006, soit plus de trente ans après la fin des combats, alors qu’il achève avec Lynn Novick son film sur le second conflit mondial (The War, 2007), ils décident de s’attaquer à la guerre du Vietnam. Dix ans plus tard, les chaînes publiques du réseau PBS s’apprêtent à diffuser une imposante série documentaire de dix-huit heures réparties en dix épisodes (1) ! De quoi prendre la pleine mesure de ce conflit hors norme qui coûta la vie à trois millions de Vietnamiens et à plus de cinquante-huit mille soldats américains.
Une décennie de collecte d’archives et d’interviews inédites
Ces dix années de travail ont été nécessaires pour « reconstituer une guerre du Vietnam qui ne serait pas grevée des malentendus du passé, estime le cinéaste. En entamant ce projet, j’avais l’impression de savoir beaucoup de choses sur la guerre et, presque dès le premier jour, il est devenu très clair que tout ce que je savais était erroné, partial ou fragmentaire. L’Etat avait par exemple organisé une loterie qui assignait un numéro à chaque jeune Américain et déterminait s’il devait ou non partir au combat. J’ai oublié mon numéro alors qu’il m’a épargné la guerre. Cela prouve à quel point notre mémoire est friable et nos opinions, fragiles. »
Pour faire la chasse aux préjugés et aux omissions, Ken Burns et Lynn Novick, tout au long de l’élaboration de leur série, ont travaillé à partir des plus récents travaux universitaires, n’hésitant pas à réactualiser le contenu en permanence : « Nous n’avons jamais cessé de mener des recherches, d’être en quête d’archives photo ou vidéo, d’effectuer des interviews, bref, nous n’avons jamais cessé d’apprendre, […] cela nous a permis de ne pas être coincés avec des connaissances figées. » Surtout, au-delà d’une remise à plat des faits et de leur analyse, « le film repose sur les témoignages de première main de ceux qui étaient présents », indique Lynn Novick. Qu’ils aient combattu ou non, qu’ils aient soutenu le conflit ou manifesté en faveur du retrait des troupes, leur parole de vétéran ou de témoin vient incarner une multiplicité de perspectives, indispensable selon eux pour faire avancer le débat national. « La guerre du Vietnam, c’est une histoire qui permet la coexistence de plusieurs vérités, nous voulions respecter cela et créer un espace au sein duquel différents points de vue pourraient cohabiter », détaille Ken Burns.
“Nous représentons des points de vue différents, mais nous sommes capables d’avoir une conversation assis à la même table.” Merrill McPeak, vétéran du Vietnam
Parmi les intervenants du film : Bill Zimmerman et Merrill McPeak. Le premier fut un militant en faveur de la paix de la première heure ; le second, militaire de carrière, participa aux combats dans l’armée de l’air de 1968 à fin 1969. « Grâce à ce documentaire, j’ai eu la chance d’apprendre à connaître Bill, explique McPeak, désormais général à la retraite (2), lors d’une conversation publique organisée au théâtre de l’Ace Hotel à Los Angeles. Nous représentons des points de vue différents, mais nous sommes capables d’avoir une conversation assis à la même table. » Applaudissements nourris dans la salle. Sauf que l’exemple n’a pas valeur de règle. « La polarisation dont nous faisons aujourd’hui l’expérience dans notre vie politique remonte au Vietnam, rappelle un peu plus tard Bill Zimmerman. A l’époque, les citoyens étaient divisés en deux groupes qui s’accusaient mutuellement de ne pas être patriotes et de saper les fondements du pays ; nous étions incapables de dialoguer et nous ne le sommes pas plus aujourd’hui, au contraire, la polarisation est devenue extrême. »
Trouver un écho auprès des jeunes
La diffusion de Vietnam sera-t-elle l’occasion de réconcilier un pays avec son histoire ? Le général McPeak veut y croire (« Personne ne fera un meilleur documentaire que celui-ci ! »), Ken Burns et Lynn Novick aussi, notamment si la jeunesse s’empare de la question. « Les jeunes Américains n’étudient pas la guerre du Vietnam à l’école, les enseignants ont du mal à aborder le sujet, se désole Lynn Novick. Or la manière dont nous avons raconté la guerre dans la série permet aux jeunes de trouver des échos avec ce qui se passe aujourd’hui, mais aussi d’imaginer leurs parents ou grands-parents dans telle manifestation ou telle scène de combat, c’est une façon de créer des liens. » Ce hiatus entre les générations concerne également la communauté vietnamienne aux Etats-Unis. Forte d’environ deux millions de membres, celle-ci est issue d’une immigration massive enclenchée peu avant la chute de Saïgon aux mains du Nord, le 30 avril 1975. Elle s’est poursuivie pendant plusieurs années, nourrie par la peur des représailles et par la volonté d’échapper aux camps de « rééducation » mis en place par les autorités communistes.
Si les positions se sont adoucies dans une certaine mesure, « il y a toujours un noyau de Vietnamiens américains qui sont très amers à propos du dénouement de la guerre », révèle Duong Van Mai Elliott, qui a réalisé des enquêtes auprès des prisonniers du Nord dans les années 1960 pour la Rand Corporation, un think tank californien. Vietnam sera l’occasion, pour ceux qui entretiennent encore un fort sentiment anticommuniste, de mieux appréhender le point de vue des combattants et des habitants du nord du pays, en faisant entendre des voix largement inconnues du public, la faute, en partie, à la culture populaire américaine, qui a souvent réduit la guérilla à un « ennemi sans nom ni visage », rappelle Ken Burns. Principaux accusés, les films produits par Hollywood (Platoon, Voyage au bout de l’enfer, Né un 4 juillet…) « traitent tous la guerre en tant qu’expérience américaine, les Vietnamiens n’en sont pas des personnages à part entière, affirme Duong Van Mai Elliott. C’est le défaut des films et de beaucoup de livres américains sur le Vietnam, ils ne prennent en considération que l’histoire américaine, le Vietnam y est réduit à une guerre, il n’y est pas question des Vietnamiens. »
La parole se libère aussi au Vietnam
Burns, lui, n’a pas de mots assez durs pour qualifier Full Metal Jacket, tourné par Kubrick dans une zone industrielle désaffectée du sud de l’Angleterre après y avoir importé des palmiers… A l’inverse, signe des bonnes relations prévalant entre les ennemis d’hier, Lynn Novick s’est rendue au Vietnam afin de réaliser des entretiens avec d’anciens soldats de l’armée du Nord, dont certains se sont présentés en uniformes d’apparat fatigués. « Nous avons eu la chance, précise Lynn Novick, d’avoir la permission de parler à qui nous voulions et de poser toutes les questions que l’on souhaitait. » Et, désormais, sous le discours officiel parfois encore empreint d’idéologie affleurent des doutes quant au bien-fondé de ce qui fut avant tout une effroyable guerre civile.
« La situation s’est suffisamment détendue au Vietnam pour que les gens puissent évoquer leur expérience avec franchise, analyse Duong Van Mai Elliott, qui a vu le doc dans son intégralité. Des voix questionnent la nécessité même de ce conflit : fallait-il mener une guerre avec un tel coût en vies humaines ? Le passage du temps permet aux gens de considérer le passé, avec beaucoup d’émotion mais avec une certaine mise en perspective et objectivité. » Ceux qui ont contribué au film espèrent que le public américain fera de même. « Tant que le pays est divisé, nous ne pouvons rien gagner, prévient Phan Quang Tue, un juge à la retraite, arrivé du Vietnam aux USA en 1975. Souvenez-vous des mots de Lincoln : “Une maison divisée contre elle-même ne peut tenir” (3).[…] Si nous appliquons la politique de Trump, America First, nous finirons America Last. » •